- Alexandre Grothendieck -
Je vais parler de ces vieux qui restent au village, libres dans leurs montagnes natales mais abandonnés par l’État, délaissés par la famille, oubliés par tous. Sacrifiés sur l’autel de la modernité, ils meurent en silence dans l’authenticité de leur territoire mais dans l’indifférence de ceux qu’ils ont servis, de ceux qu’ils ont aimés.
Je vais parler de ces vieux qui ont su trouver leur niche écologique et vivre en harmonie, modestement et sans abus, dans un environnement équilibré et sain qu’ils respectaient comme un paradis terrestre. Ils vivaient de cette terre nourricière, baignée d’eau fraîche et d’air pur, qu’ils travaillaient au soleil ou sous la pluie, dans le froid ou dans le vent ; jamais ils ne se plaignaient.
En échange de cet héritage qu’ils nous ont laissé intact, on leur promet les prisons des villes, empestées et polluées, sous les néons criards des rues surpeuplées et déshumanisées.
Alors je me pose la question : Comment une civilisation qui se vante de progrès peut-elle laisser mourir ces vieux, inséparables de leurs montagnes ?
Pour illustrer cette situation tragique, j’ai choisi un film documentaire tourné dans les montagnes Apuseni en Roumanie par la télévision TVR1 (voir l’extrait traduit ci-dessous). Dès les premières images, nous sommes étonnés par la beauté des paysages mais aussi par la beauté de ces gens âgés si généreux et souriant malgré leurs conditions de vie difficiles, seuls, abandonnés dans leur village.
J’ai regardé plusieurs fois cette vidéo, avec toujours la même émotion, et, à chaque fois, je me dis que le vrai progrès ce sont eux qui nous le montrent, un progrès basé sur des valeurs écologiques et spirituelles qui leur permettent, malgré le poids des difficultés, de rester en bonne santé et d’être heureux.
Je me dis aussi que cette civilisation, issue de l’ère technologique et de l’intelligence artificielle, est devenue inhumaine. Elle a perdu ses racines et son âme. Nous sommes comme des robots insensibles qui renieraient leurs parents et qui sacrifieraient leurs enfants pour assurer une croissance continue à un système de plus en plus dévastateur et destructeur.
Mais ce n’est pas une fatalité, il suffirait de faire revivre ces lieux restés intacts car ayant échappé aux ravages du libéralisme marchand, pour prouver que l’Homme Nouveau existe et qu’il est capable de s’opposer au non-sens de nos sociétés modernes.
Alors je lance un appel : Redevenons ce que nous devions être, retrouvons nos racines « animales » dans la nature, redécouvrons la foi qui est en nous, profondément, cette connaissance de soi. Apprenons auprès de nos anciens, ne les abandonnons pas, ils ont tant de choses à nous dire avant de partir dans une autre dimension, écoutons les. Retrouvons les éléments essentiels à la vie (eau et air purs, terre fertile, soleil) et oublions notre petit confort accessoire, cette addiction consumériste servant à alimenter l’Enfer créé sur Terre par la globalisation. Faisons taire le vacarme insolent des villes et des campagnes défigurées et regroupons nous autour de la communauté, de la famille, dans nos terroirs, dans nos villages ; entraide et solidarité locale étant les maîtres-mots.
Le chemin sera long pour rebâtir les fondements de l’humanité dans cette planète-poubelle, éventrée et agonisante, que nous ont laissée nos civilisations du profit et du gain, guerrières et mortifères. Chaque bonne volonté sera utile, chaque initiative individuelle sera appréciée, commençons par un symbole fort et adoptons ces vieux perdus dans leurs villages montagnards. Ils sont les derniers vestiges d’un passé enseveli dans les oubliettes de la machine infernale dont nous sommes devenus les esclaves, ils sont la mémoire de nos ancêtres, ne les laissons pas mourir dans l’indifférence.
Străuți, village abandonné au Pays des Motses, dans un cadre naturel montagneux, forestier, où le pastoralisme a survécu. Une belle église en chêne et en argile, construite en 1866, peu connue et non inscrite comme monument historique, reste debout bien qu’en mauvais état. Dans le cimetière, des croix en bois, à côté de chaque croix un sapin est planté comme pour nous rappeler que " le Haut plonge ses racines dans le Bas " car l’arbre est l’image de ce que nous sommes : Entre nature et spiritualité, entre paganisme et christianisme, entre le profane et le sacré. La culture ancestrale Roumaine repose sur des rites hérités de la protohistoire, sur les fêtes païennes ("Hora ", "Ruga "). La nature est sanctifiée, le paysan est glorifié, les traditions suivent le rythme des saisons (un rythme cyclique bien différent de la croissance continue imposée par la modernité). Cette conception unique du temps et de l’espace est assurée grâce à la création d’un " paganisme – orthodoxisme " tout à fait original où les prêtres se prêtent au jeu (si j’ose dire) en organisant eux-mêmes les fêtes païennes. Cette exception Roumaine est le ciment des traditions, le point de cristallisation de tous les esprits. Le rassemblement des villageois se fait autour de l’église.
En 2017, il ne restait que 5 personnes à Străuți (une bergère et 4 vieillards). Les autres ont été aspirées par le vent du libéralisme marchand soufflant sur la Roumanie depuis son entrée dans l’UE, emportées vers la modernité des villes.
Cette courte phrase reflète la sagesse de cette vieille femme, Maria, isolée du monde, perdue dans son petit hameau abandonné depuis bien longtemps par ceux qui ont préféré le confort faussement protecteur des villes et qui ont si peur d’avoir froid, d’avoir faim, de mourir.
Maria n’est pas simplement résignée, elle est surtout lucide et heureuse de liberté et de vérité. Elle se contente du peu que la terre lui fournit, elle a toujours vécu ainsi avec humilité et elle vit sainement sans jamais voir le médecin.
Autrefois, les gens s’entraidaient. Avec peu de moyens mais beaucoup de volonté et de solidarité, ils ont réussi à bâtir leur maison, cultiver leur parcelle, élever leur famille, faire vivre ces espaces purs en nature. Puis l’exode des jeunes et des moins jeunes, attirés par la modernité et la facilité technologique des villes, a réduit les possibilités de survie - pour ceux restés autour du hameau - au strict minimum. Maria est la dernière habitante, elle est très âgée, elle a probablement atteint, parfois, les fin fonds du désespoir et de la misère humaine mais elle les a surmontés par sa force spirituelle. C’est la raison pour laquelle, elle parle beaucoup de Dieu, de la bible, etc … je n’ai pas tout traduit dans le film à ce sujet car cela relève de son intimité, de sa foi profonde, et je ne trouvais pas vraiment les mots pour décrire sa pensée.
À propos de l’extrême souffrance de l’âme humaine, le poète polonais Czesław Miłosz écrivait (en substance) qu’à partir d’un certain seuil, on peut atteindre un degré de plénitude tel que tout fait matériel devient futile – ce qui conduit alors a une paix intérieure où plus rien ne fait peur – en attendant la mort. Cette grâce inouïe n’a rien de religieux, elle révèle surtout la force de sa foi en soi. C’est exactement ce que Maria exprime avec ses mots et son ressenti.
Quand cette vieille Dame mourra, au couronnement de sa vie, elle emportera avec elle le beau, le naturel, le vrai, mais la plupart des Roumains, entassés dans les villes ou partis vivre à l’étranger, ne la verront pas, ne l’entendront pas, car pour eux cela n’a pas d’importance … c’est pourtant leur identité, leurs racines, la mémoire de leurs ancêtres qui partira vers l’Au-delà.